Patrick Gyger

Commissaire associé
Directeur du Lieu Unique

Patrick Gyger avec une formation d’historien, d’historien de l’art et de philologue, il est de 1999 à 2010 directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de l'utopie en Suisse. De 2001 à 2005, il est en parallèle directeur artistique du festival Utopiales à Nantes. En 2008, il ouvre l'Espace Jules Verne, dédié aux Voyages Extraordinaires. Depuis 2011, il est directeur du Lieu Unique, scène nationale et centre de culture contemporaine de Nantes.


Entrevue

Futurs à vendre

De la SF

La science-fiction est un dispositif ayant pour fonction première la fabrication de mythes dont la mise en scène littéraire, graphique, télévisuelle ou cinématographique conduit à l’émergence d’un univers hautement réaliste. Alors que le fantastique se nourrit des perturbations suscitées par l’intrusion dans notre banalité de ce qui appartient à un autre ordre du monde et que le merveilleux (la fantasy) propose des mondes sans lien assumé avec notre réel, la science-fiction est adepte de la vérisimilitude. Sa méthode consiste à placer dans notre quotidienneté des éléments (machine traversant l’espace ou le temps, être humain modifié ou répliqué, etc.) qu’elle conçoit de manière extrême, ou qu’elle confronte à des situations imprévues. Son propos est alors d’observer sous un angle inédit leurs réactions, adaptations ou métamorphoses. Ce faisant, elle s’emploie à produire davantage de sens et à impacter notre monde.

Un autre virus : du Grandiose Avenir

C’est sans doute des années 1930 aux années après la seconde guerre mondiale que la science-fiction joue le plus intensément ce rôle de machine à disséquer le quotidien, dans le but d’en faire apparaître tantôt l’absurdité, tantôt la grandeur. De nombreuses passerelles se déploient alors entre un imaginaire qui l’est de moins en moins et un réel qui ne cesse de se complexifier en laissant entrevoir certaines de ses facettes jusque-là restées dans l’ombre.

Au cours de ces décennies axées sur la mise à disposition progressive pour le grand public de technologies innovantes (télévision, photographie couleur, etc.) puis sur la reconstruction d’un monde ravagé, la science-fiction devient un redoutable virus qui se met à contaminer le réel et à s’exprimer dans le moindre aspect du quotidien : design automobile, mode, architecture, esthétique industrielle, par le biais d’une procédure d’exportation de ses mythes. C’est d’autant plus simple que la science-fiction utilise fréquemment le futur comme terrain d’expérimentation et que le Progrès – par la technique surtout – est, depuis longtemps déjà, le dogme établi.

Le plus séduisant et le plus contagieux des mythes créés par la science-fiction est, avec la conquête spatiale, celui du « Grandiose Avenir ». Ce qu’il en sera au terme de son avènement devient grille de lecture dominante et vision du monde presque totalitaire. Son mot d’ordre est la possession d’objets manufacturés dont le fonctionnement s’apparente, en définitive, davantage à une vision quasi magique de l’univers qu’à la mise en pratique des avancées de la science et des nouvelles technologies. Si toute la science-fiction de la seconde moitié du 20ème siècle ne suit pas ce schéma, il est clairement majoritaire dans ses productions les plus populaires, comme les films à grand spectacle ou les couvertures des magazines.

Les images, plus encore que les idées véhiculées par ces supports influencent des domaines parfois bien loin de la science-fiction. Ainsi les illustrateurs commerciaux créent des environnements futuristes pour toutes sortes de biens de consommation. Arthur Radebaugh, Syd Mead et de très nombreux anonymes s’attellent allègrement à des commandes pour représenter, soit-disant sérieusement, la voiture de demain ou l’exploitation de minerai sur la Lune. L’iconographie est la même que les pulps, ces magazines bon marché où la science-fiction a trouvé son public d’adolescents rêvant d’héros intrépides armés de lasers, de serviteurs robots, de nourriture en pilule et de voitures volantes.

Toutefois, dans la publicité, le futur est orienté client. Ce n’est pas simplement demain ou le siècle à venir. L’an 2000 n’est plus tant une date qui permet d’imaginer sans trop d’entraves, qu’un endroit d’où il est possible de ramener des objets que le consommateur avisé pourrait avoir de facto avant le moment où il est sensé être commun, donc avant tout le monde. Le futur est devenu une forme, un style, et un leitmotiv explicite dans la promotion de biens particulièrement nouveaux (puisqu’issus d’un temps à venir) et par là-même désirables. En vendant le futur, il est permis de se procurer ce qui en est directement issu et qui en porte la griffe.

Les réclames revendiquant le futur ne s’embarrassent pas toujours de pertinence. Bien sûr, un frigo streamlined ou tout ce qui est automatique sera aisément rapproché de l’avenir. Mais tout bien de consommation courante peut passer au vernis du futur. Après tout, les concepteurs de whisky 6 ou 12 ans d’âge pensent bien à l’avenir lorsqu’ils distillent… Quoi qu’il en soit, dans les bureaux de création graphique ou industrielle, la nouveauté est toujours à l’ordre du jour. Il n’est ainsi pas rare qu’une section complète d’une marque (c’est le cas par exemple chez certains constructeurs automobiles) travaille sur la prospective et imagine des modèles ou des produits qui ne verront jamais le jour, produisant peut-être les premières pistes de design fiction. Mais il s’agit là plus d’une démarche de promotion que d’anticipation.

À cette période les designers ont donc massivement adopté le futur. Comme l’écrit John Crowley, « l’utopie technologique du milieu du XXème siècle diffère d’autres mondes futurs car elle semble se produire dans le maintenant, presque quotidiennement, se rapprochant avec chaque film d’actualités, chaque gratte-ciel, chaque numéro de Life magazine. » Et parmi les designers de ce XXème siècle, personne d’autre que Norman Bel Geddes n’a plus réinventé la nouveauté, dans tous les domaines du design (voir John Crowley, « Norman Bel Geddes, The Man who invented the 20th Century », in Reading Backwards, Subterranean Press, 2019). Futurama, sa contribution à l’exposition universelle de 1939, dont le sous-titre est The World of Tomorrow, reste une étape essentielle dans l’imaginaire du futur au 20ème siècle et emprunte à la science-fiction son approche méthodique et réaliste.

D’une littérature mimétique

Se développant pour l’essentiel aux Etats-Unis avant de se disséminer en l’Europe, la science-fiction des années trente à cinquante du 20ème siècle est une littérature fortement mimétique. Elle est le reflet – à peine déformé, si peu extrapolé – de la société américaine, et joue de ses nombreux travers autant qu’elle les dénonce : xénophobie, fanatisme religieux, omniprésence de la publicité, développement de l’esprit procédurier, tentation colonialiste, militarisme rampant, invraisemblable bonne conscience et complexe de supériorité.

Aussi lorsque des aliens débarquent sur notre bonne vieille Terre, ne se pose aucun problème de communication : l’alien parle le terrien. Car depuis des années, les alpha-centauriens reçoivent nos émissions radio et télé, ils ont donc eu largement le temps d’apprendre la langue dominante en ce bas monde (l’anglais). À l’inverse, lorsque, armé de sa seule langue maternelle, le terrien débarque sur Alpha du Centaure, cela ne pose pas davantage de problème de communication. Appel alors est fait au Traducteur Automatique : un petit boîtier accroché à la ceinture, doté d’un micro à une extrémité et d’un haut-parleur à l’autre, avec, entre les deux, un « système » hautement scientifique dont on nous passe les détails, qui assure la traduction en temps réel. Le Traducteur Automatique : voilà un bien bel objet de science-fiction que plus d’un s’employa à faire glisser du domaine de l’imaginaire à celui du quotidien, et qui aujourd’hui fonctionne – à peu près – sur internet. De tels exemples sont nombreux, comme la montre-télévision de Dick Tracy, qui n’est rien d’autre que nos nouveaux modèles de montres connectées.

Reste qu’aujourd’hui nous paraissons bien en peine de retrouver ce souffle pour dépeindre le futur. Même si cet avenir était le bâtard d’un consumérisme galopant que personne ou presque ne souhaite voir aujourd’hui, l’optimisme (parfois béat, souvent fallacieux) dont il se drapait paraît manquer aujourd’hui. Reste qu’assurément, face aux crises que nous traversons, la science-fiction, avec sa vision complexe de nos lendemains, a encore son mot à dire. Espérons que sa puissance d’évocation engendre des visions qui puissent inspirer largement, et changer à nouveau le regard.

(Certains passages de cet article sont tirés de « Les nouvelles voitures volantes » par Andreas Reinhard et Patrick Gyger, Favre, 2020).