Les concepteurs


Fondé en 2010 par Ramy Fischler, RF Studio est une agence de design
au sens large qui s’investit notamment dans l’univers de l’habitat, du travail, de la restauration, du divertissement, de l’hôtellerie ou encore des nouvelles technologies. Parmi les projets marquants – récents ou à venir
– le restaurantn de la National Gallery de Londres, le restaurant solidaire Reffetorio, la brasserie de la Tour Eiffel, la nouvelle identité de Novotel, la scénographie de l’Opera Hamlet ou le siège de Twitter France.
La diversité et la complémentarité des domaines explorés apportent
au studio une expertise sur les innovations et les nouveaux usages qui transforment nos modes de vies.


En 2017, RF Studio créé, sous la direction de Scott Longfellow, le Bureau des usages. En tant que cellule de recherche et de développement, le BU oeuvre constamment à la consolidation d’une intelligence partagée qui profite à tous les projets du studio. Spécialisé en maîtrise d’usage, l’utilisation de la fiction, comme vecteur de communication et d’exploration des possibles, est un outil central du BU. Les projets sont ainsi nourris des visions de futurs existantes et anticipés par l’incarnation de personas, en créant des scénarios contextualisés et éprouvés dans différentes temporalités. Nous parlons ici d’échelle et de temps humains. Cette approche d’anticipation
et de design stratégique éclaire ensuite le travail de conception et de formalisation et permet de projeter tous les protagonistes du projet dans des visions incarnées.

Ramy Fischler

Co-commissaire de l’exposition
Fondateur de RF Studio et du Bureau des usages

Ramy Fischler est un designer belge installé à Paris. Diplômé de l’ENSCI-Les Ateliers, il collabore avec Patrick Jouin jusqu’en 2009, date à laquelle il est lauréat de l’Académie de France à Rome. Pensionnaire de la Villa Médicis de 2010 à 2011, il mène notamment une réflexion in situ sur l'accueil des visiteurs et artistes au sein de l’institution. En 2010, il fonde RF Studio, une agence de design pluridisciplinaire aujourd’hui composée d’une trentaine de collaborateurs. En 2016, il est nommé Chevalier des Arts et des Lettres. Depuis 2017, il dirige également la création architecturale de Chanel, parfumbeauté et horlogerie-joaillerie.


Entrevue

Scott Longfellow

Co-commissaire de l’exposition
Directeur du Bureau des usages

Scott Longfellow est diplomé en sciences politiques et en management des industries créatives. Il se spécialise très vite dans le design, convaincu de son potentiel de transformation pour les sociétés. Il dirige pendant 7 ans l'association Designer's Days et programme les festivals qu'elle produit. Il assure le commissariat de plusieurs expositions et intervient également en tant que professeur à l'Institut Français de la Mode. En 2017, il rejoint Ramy Fischler pour créer le Bureau des Usages, cellule de programmation et de maîtrise d'usage liée au studio.


Entrevue

NOTE CURATORIALE

Le rôle des imaginaires

Leaving the Opera in the year 2000 – Alberto Robida, 1902

En 2019, RF Studio et le Bureau des usages – sa cellule de recherche intégrée – se sont lancés, dans le cadre de Lille Métropole, Capitale Mondiale du design, dans l’élaboration d’une exposition qui explore le rôle des imaginaires dans l’anticipation des usages. Pourquoi s’intéresser aux imaginaires, aux récits d’anticipation et au pouvoir de la fiction lorsque l’on est designer en 2020 ? Car la fiction influence les comportements humains et in fine transforme notre vie réelle.

Pour comprendre son impact sur chacun d’entre nous, il faut observer les mécanismes cognitifs, les effets psychologiques, les réactions émotionnelles qui s’opèrent lorsqu’on est happé par la force d’un récit qui nous transporte. Il faut également distinguer les multiples dimensions contextuelles d’une époque donnée qui agencent un récit fictionnel, en fonction de ses enjeux sociaux-économiques et des avancées scientifiques

Cette mise en perspective est l’une des clefs, nous en sommes persuadés, de la capacité d’adaptation des humains aux évolutions technologiques, aux mutations des moeurs et des usages, qui pourtant bouleversent notre quotidien. Avoir conscience des liens, parfois invisibles, qui Sortie de l’opéra en l’an 2000 – Alberto Robida, 1902 relient dans une trajectoire commune : les imaginaires, l’industrie, l’économie ou la science, aiguise notre regard critique sur le passé et nous aide, dans notre métier de designer, à aborder les défis de notre propre époque.

Un constat s’impose comme une évidence : ces récits du futur, qui forgent l’imaginaire collectif et nous permettent de nous projeter dans l’avenir ; ces fictions d’anticipation, quoique ayant évolué dans la façon de traiter certains sujets, restent attachées à certains schémas narratifs et mettent souvent l’avenir dans les mains du progrès technologique, pour le pire et le meilleur.

Or, notre connaissance du monde, nos aspirations, nos ambitions, nos besoins ont eux complètement changé. Qu’arrive-t-il à notre époque qui empêche de se projeter et d’inventer des visions du monde nouvelles, comme ce fut le cas au début du XXe siècle ? Le designer, en tant qu’acteur du changement, peut-il participer à apporter des alternatives à la vision dystopique du monde qui semble actuellement s’imposer ? En un mot, est-il possible de conjurer la panne des imaginaires ?

L’âge d’or des imaginaires

Matrimonio Interplanetario – Directed by Yambo (Enrico Novelli), 1910


Though literature has been exploring parallel universes and alternate realities for centuries now, the advent of the industrial age would radically accelerate the use of fiction to foreshadow the world of the future.
The emergence of cinema would enhance the popularity of futuristic tales, in a world fascinated by technology and innovations. The 1910 short film “Matrimonio interplanetario”, directed by Yambo (AKA Enrico Novelli), is a perfect example of this. The love of an earthling, Aldovino, for a Martian girl is made possible through technology: he falls in love by telescope, asks for her hand in marriage via telegraph, and manages to join his beloved with a spaceship shot into the great beyond by a launcher.


Metropolis – Directed by Fritz Lang, 1927


Parmi les penseurs, artistes et chercheurs de leur temps, des voix s’élèvent néanmoins contre les dérives possibles de cette confiance aveugle dans le progrès – Fritz Lang en tête. Mais cette contre-culture ne freinera pas l’élan technophile qui va s’emparer de l’opinion publique et va conforter les industriels dans le développement de la promesse du confort apportée par la machine. Dès le début du XXe siècle, des collections d’illustrations diffusées par des marques de consommables (chocolat, cigarettes, whisky, etc.) augurent de nos usages actuels et mettent en scène le futur de la vie quotidienne (mobilité, santé, communication, alimentation, etc.).

Le futur et ses promesses de confort et de vie meilleure, entrent dans le monde de la consommation. Ces anachroniques goodies disent une croyance invraisemblable en un progrès surnaturel, et valorisant les impensés des rêves d’une époque. Cet engouement favorisera la productivité des illustrateurs, écrivains, réalisateurs, engagés aux côtés des marques à promouvoir ce désir d’un monde futur, pour vendre avant tout le présent. Le récit, comme toute forme de croyance, peut générer une adhésion collective qui développe du désir, mais aussi de nouveaux besoins. Dans les années 1920, aux Etats-Unis, le fordisme crée une classe moyenne solide et dans le même temps la fée électricité s’installe dans les foyers ; pour la première fois, une grande partie de la population vit à plein l’expérience d’un futur commercialement accessible et sent se réaliser les promesses d’un monde en devenir. Alors que l’Occident subit coup sur coup crises économiques et guerres mondiales, la science-fiction, les récits futuristes et les lendemains heureux, fers de lance de l’innovation et de la consommation de masse, font office de fuel imaginaire au moteur de la croissance économique. À cette époque se constituent des laboratoires de création interdisciplinaire permettant d’expérimenter des pistes de développements futurs. Le design trouve sa place et son utilité dans cette entreprise salvatrice qui allait sauver l’économie et créer une croissance inespérée pour tout l’occident à l’issue de la seconde guerre mondiale.

Farm Automation – Arthur Radebaugh, 1958
Farming the ocean bottom 4e de couverture du pulp Amazing stories quarterly, 1947
Série d’images à collectionner La vie en l’an 2000 par le Chocolatier Cantaloup, 1954

« Extravagant stories today, cold facts tomorrow »– imaginary visions as a vessel for uses.

Human Aura – Illustrated short story by Howard Brown in the pulp magazine published by Hugo Gernsback, Science & Invention, 1921

Diagnosis by radio – Precursor of telemedicine in Science and invention, published by Hugo Gernsback, 1925

Hugo Gernsback incarne sans doute mieux que quiconque l’émergence de cette tendance – et que sa contribution ne fera que renforcer. Cet inventeur- entrepreneur, originaire du Luxembourg, va marquer ces années par sa vision futuriste d’un monde meilleur, vision nourrie par les progrès technologiques et les apports la science moderne.

Inventeur du vocable Scientifiction (dans le pulp Science and invention, Août 1929) il se consacre à penser l’avenir des terriens en puisant son inspiration dans les recherches scientifiques émergentes en cherchant à appliquer leur bénéfice dans l’amélioration du quotidien : communications sans fil, soins à distance, divertissements augmentés ou transports volants, autant de pistes que l’inventeur détaille, illustre et projette dans un monde à venir sous forme de brevets ou de récits populaires. Certaines de ses créations font d’aujourd’hui partie de notre quotidien, d’autres sont en passe de l’être, tels les héliports urbains, toujours est-il que son imagination ne s’est pas égarée si loin de la réalité, ou – pourrait-on penser – la réalité s’est largement inspirée de ses visions.

Gernsback était persuadé que plus l’idée qu’il se faisait du futur se répandait vite auprès d’un large public, plus elle avait de chance de se réaliser. Il crée ainsi sa propre maison d’édition et publie des récits d’anticipations dans des pulps, magazines fabriqués en pulpe de papier ; simples à se procurer, peu coûteux et faciles à comprendre. Ces magazines à la couverture illustrée diffusaient des histoires à partir desquelles chacun pouvait se projeter, quel que soit son âge ou son niveau de connaissance scientifique. Le Pulp Science and invention de 1921 présente la réalité augmentée en couverture par une illustration de Howard Brown qui annonce la nouvelle « Human Aura », de même la cryogénisation est annoncée en couverture du même magazine quelques temps plus tard, dans le numero de Septembre 1925 « Life suspended in ice ».

Mettant à la portée de tous ses prédictions sur la mutation prochaine de nos usages et de nos cadres de vie, Gernsback institue, sans le revendiquer, des pratiques du design encore opératoires aujourd’hui. Il ouvre la voie à une hypothèse qui fera son chemin : une idée du futur a bien plus de chance de se concrétiser si l’histoire que l’on en fait est inspirante, désirable, et qu’elle trouve, bien avant sa concrétisation, une large adhésion du public.

Vue de l’exposition Futurama conçue par Norman Bel Geddes et parrainée par General Motors Corporation, 1939

La surprise se mue alors en attente, et l’industrie prend le relais pour transformer l’essai. S’ouvre alors une période de confiance absolue dans le progrès technologique et l’imagination : marques et designers mettront à profit cette démarche pour promouvoir un monde idéal, bercé par les imaginaires désirables de leur époque : la robotisation des équipements domestiques, les transports individuels, rapides et spacieux, les télécommunications accessibles à tous… La narration prend la forme d’une campagne publicitaire, de goodies, d’illustrations à collectionner, voir même d’expositions, auxquelles collaborent de nombreux designers, tels que les Eames, Robert Dreyfus ou Norman Bel Geddes.

Ce dernier, alors brillant scénographe à Broadway est un éminent représentant du Streamline, premier mouvement de design purement américain qui instaure une esthétique prônant la vitesse du progrès et les formes aérodynamiques. N. Bel Geddes va lui se distinguer en contribuant à la plus grande production événementielle d’envergure dédiée à l’anticipation des usages. New York, à la veille de la seconde guerre mondiale, reçoit la World Fair, intitulée The World of Tomorrow. Elle est intégralement dédiée à l’anticipation de notre vie quotidienne permise par l’évolution des techno-sciences. Le public vient par millier y découvrir son avenir. Norman Bel Geddes signe la conception de Futurama, un immense diorama commandé par General Motors. Chaque jour, 70 000 visiteurs font ici l’expérience du futur en entrant littéralement dans un récit tridimensionnel qui parcourt la ville de 1960. Le public s’installe dans de petits fauteuils télé-commandés et démarre un parcours commenté d’environ 16 minutes à 2 km/h, il survole d’abord la ville maquettée au 1/500e, puis pénètre dans l’habitat et le commerce de demain. Une surface de 35 000 m2, où l’on découvre des robots plus vrais que nature, des cuisines équipées et des produits électroménagers aux capacités jusqu’alors insoupçonnées.

On peut douter de la portée purement philanthropique de cet investissement par l’un des géants de l’automobile. Ce type d’initiative populaire apportait à la marque une visibilité sans précédent, une sympathie et une légitimité nécessaire pour lui permettre d’augmenter sa productivité industrielle. Elle façonnait ce faisant le monde à l’avantage de son industrie. Etre au contact d’un univers irréel mais palpable, à portée de main, accélère l’accoutumance au changement et sa désirabilité…

Photo du projet Miracle Kitchen – RCA Whirlpool, 1959



Once in public view, some of these innovations would undoubtedly turn out to be more successful than others; and so, the time came to review and refresh these concepts. Let’s take, for example, the Miracle Kitchen, a system promoted by RCA and Whirlpool, which traveled the world in the 1950s and made an appearance at the National American Exposition in Moscow in 1959, in the midst of the Cold War. This kitchen presented a future where everything would be controlled through the simple touch of a button, so that, according to the exhibition’s slogan, “All that women don’t like doing would be done automatically”: an autonomous robot-vacuum cleaner, a fridge that manages its contents on its own, a precursor to the Thermomix…it’s all here, except, of course, the technology that would allow for the production of these objects.

Ainsi l’association de la fiction, de l’innovation et de l’industrie a la vertu de consolider les croyances d’une époque, de les modeler, de leur donner vie, et de porter les imaginaires plausibles ou souhaitables au statut de vérité. Les navettes spatiales, les robots, les mondes parallèles ou les objets connectés, et bien d’autres inventions du XXe siècle, sont passés du rêve à la réalité par le truchement du récit populaire, car matérialisés et rendus accessibles au plus grand nombre. De nombreux films et animations ont été réalisés pour promouvoir ou amplifier ces célébrations populaires du progrès.

Un des exemples emblématiques est l’animation All’s fair at the fair, des studios Max Fleischer, annonçant la World Fair de 1939. On y voit un couple de province issu du monde agricole arriver en charrette aux portes de l’exposition, il y découvre toutes sortes de robots qui effectuent les tâches quotidiennes : récolte, préparation du repas, construction, bien-être. Après un petit tour au dancing, le couple repart bien apprêté, dans une automobile achetée et assemblée sur place, le cheval ravi est désormais assis dans le coffre du véhicule.

A 1957 docu-fiction tells the story of a family’s visit to the “House of the Future” attraction in Walt Disney’s Tomorrowland park. The entire family is amazed by what they discover, and each of them imagines living in this house and interacting with its appliances, which would make everyday life easier and allow for an entirely new way of living.

L’événementialisation du futur

2001 L’odyssée de l’espace – Réalisé par Stanley Kubrick, 1968

Cette croyance populaire en la technologie libératrice et pourvoyeuse de confort s’amplifiera jusqu’aux années 1960, époque à laquelle le septième art de science-fiction se déploie, où les comics trouvent de plus en plus leur public et où la littérature d’anticipation devient un genre à part entière. Des contenus culturels qui diffusent encore un peu plus ces imaginaires et décrivent des objets, des pratiques et de situations qui, sur terre ou dans une galaxie lointaine, ne sont pas sans rappeler les visions prémonitoires de H. Gernsback. Parmi les œuvres les plus mémorables, citons 2001 l’Odyssée de l’espace, film devenu culte, dans lequel une scène préfigure un déjeuner dans l’espace, où chaque cosmonaute avec son plateau repas scrute son écran individuel branché sur la BBC ; un objet digital et une posture individualiste qui, 40 ans plus tard, s’imposera au monde comme une évidence.

The first appearance of the mobile telephone took place in New York in 1973. Martin Cooper, head of R&D at Motorola, concerned about the growing competition from AT&T on the car-phone market, developed the first cellular telephone. The boss was said to have been inspired by the communicator used by Captain Kirk in “Star Trek”. The brand’s tribute to this space opera would be taken even further: in 1996, it presented the first clamshell mobile phone, the StarTAC, an identical copy of the object in the TV show. We would find the same analogies in dozens of fictions that would present, to flesh out the storyline, intelligent practices or robots, robot-driven medical equipment, new industries, or autonomous transport vehicles, formalized in a bewildering amount of detail.

Cette clairvoyance, ainsi que la capacité des réalisateurs à si finement imaginer l’avenir tient pour beaucoup à la composition de leurs équipes : on y trouve des spécialistes de l’aérospatial, des ingénieurs automobiles ou des télécommunications, ainsi que bien sûr des designers. Un écosystème d’experts qui n’est pas sans rappeler celui des industriels qui, s’entourent des mêmes compétences pour développer leurs productions. L’exemple le plus éloquent est peut-être Syd Mead qui, d’abord designer pour Ford, développera sa carrière en tant que designer pour les films de science-fiction de Star Trek à Tron, travaillant également sur Blade Runner et Alien, le retour. Evoquons ici aussi Alex McDowell qui deviendra au côté de Steven Spielberg, Tim Burton ou encore d’Andrew Niccol un chef décorateur référent : il développera ensuite le Building World Institute à Los Angeles qui regroupe tous les savoirs-faire pour construire des mondes parallèles.

Le communicator du Capitain Kirk dans la série StarTrek, 1964
Martin Cooper, inventeur du premier téléphone mobile : le Motorola DynaTac commercialisé dès 1973 et inspiré du communicator de StarTrek
Le téléphone Star TAC, commercialisé en 1996, hommage de Motorola au Communicator du Capitaine Kirk

Illustrations by Syd Mead Part of the sketchbook made for US Steel, 1963



Though this linking of skills and ambitions allowed post-war fictions to precisely describe the world to come, it also partially facilitated, or even triggered, the introduction of these shifts into real life. Certain scenarios so strongly impacted hearts and minds, through entertainment, the cultural sector, and advertising, that they gradually became part of the collective unconscious of realities, remaining, until today, horizons to be reached.

Pourtant, ces récits technophiles qui ont si bien porté les idéaux du milieu du XXe siècle, l’émancipation de la classe moyenne, l’amélioration de la vie urbaine et qui sont en passe de se réaliser ne sont plus ceux qu’il nous faut, aujourd’hui, pour échapper à un destin qui semble mal tracé : coloniser les planètes, vivre avec les robots; converser avec une IA, s’évader dans un monde parallèle ou habiter une mégapole verticale… Autant d’utopies, justifiées en leur temps pour maintenir une mythologie initiée avec la révolution industrielle et motrices pour l’économie occidentale.

Ce monde prédit étant en passe de se réaliser, rien ne sert de l’occulter ou de chercher à l’éviter, tout comme il n’est plus possible aujourd’hui de nier les ravages de la pollution ou les dérèglements climatiques. Les enjeux et les connaissances du monde tel qu’il est et tel qu’il s’apprête à devenir devraient nous amener à rompre le cycle et partir sur de nouvelles bases grâce à des trajectoires visées par d’autres utopies. C’est pourquoi, comprendre, en tant que designer les mécanismes d’élaboration des imaginaires technophiles, la manière par laquelle ils ont influencé des générations de terriens, non par la contrainte mais par l’adhésion collective, devrait nous éclairer sur notre pratique actuelle. Les terriens sont enfermés dans les rouages des systèmes qu’ils ont eux mêmes crées, car par-dessus tout, et en dépit de toute rationalité, il suivent les plus belles histoires, celles qui les font rêver.

Space art colony – Rick Guidice/NASA Ames Research, c. 1970

« Le futur colonise le présent car les promesses créent un état de nécessité et s’opposent à la liberté d’imaginer plusieurs avenirs possibles »

Anthony Giddens

Au début du XXe siècle, le monde occidental est confronté aux guerres, aux crises, mais connaît aussi l’essor industriel, la diffusions des effets des révolutions technologiques et l’application des découvertes scientifiques. Elles vont transfigurer son mode de vie. Ces croyances et ces imaginaires que nous venons d’étayer, ont façonné les mentalités, les idéaux, les désirs et finalement les choix des sociétés occidentales dont nous sommes les héritiers.

Depuis plusieurs décennies, il est néanmoins possible de percevoir, pour quiconque oscille entre l’univers industriel, technologique, scientifique et culturel, une divergence de vision pour le monde à venir. Un fossé idéologique qui, à l’inverse du siècle passé, oppose les enjeux industriels, les ambitions économiques, le progrès technologique à la permanence de notre présence sur terre. Les uns cherchant à préserver le modèle de croissance du XXe siècle, les autres cherchant à changer de modèle avéré destructeur pour la planète. Mais au-delà des faits et des connaissances qu’il n’est aujourd’hui plus possible d’éluder et qui devraient nous amener à un changement radical de paradigme, c’est encore l’attachement aux croyances des mêmes imaginaires qui nous empêche de changer.

En d’autres termes, notre civilisation s’est tellement accommodée d’une vision du monde à venir, martelée par différents canaux durant un siècle, qu’elle paraît incapable de se projeter dans d’autres futurs. Les utopies d’hier, dans de nombreuses œuvres d’anticipation, se transforment en dystopies. Certes le tiraillement existe et croît dans la société. Comment peut-on continuer à rêver de conquérir la lune lorsque notre propre planète brûle ? Comment peut-on encore fantasmer de conduire une voiture de course, lorsque les énergies fossiles polluent et s’épuisent ? Comment peut-on rêver de vivre dans une mégapole, au dernier étage d’une tour, lorsque le contact au vivant s’avère fondamental pour notre métabolisme et notre bonheur ? Pourquoi cette fascination pour l’homme augmenté, les humanoïdes et autres formes d’humains génétiquement modifiés, alors que tout porte à croire que notre espèce telle qu’on la connaît risquerait de ne pas survivre à ces mutations ? Pourquoi plébisciter des aliments industriels et modifiés, alors que les végétaux naturels préservent nos écosystèmes, et sont meilleurs pour notre santé ? Pourquoi produire plus que nécessaire, alors qu’on ne sait que faire de nos déchets ? Qui ne vit pas tiraillé par ces paradoxes dont l’issue semble, individuellement et collectivement, insurmontable ? Mais quelles alternatives avons-nous pour nous projeter dans un futur moins noir que celui qui semble poindre avec fatalité ?

Black mirror – Réalisé par Charlie Brooker, 2011

Où sont les forces vives qui, comme au siècle passé, s’unirent pour illustrer de nouvelles utopies ? Quels sont les récits, les imaginaires, les incarnations et les mythes qui, à l’instar des épopées extraterrestres, des mégapoles verticales ou des humains augmentés, sont créées pour prendre le relais et nourrir nos esprits tiraillés ? Si certains exemples existent, notamment dans la littérature non occidentale (le solarpunk et l’afrofuturisme), le réservoir d’imaginaires désirables est à un niveau critique, notamment dans les productions occidentales qui infusent la culture populaire : la production des imaginaires, à l’aune du XXIe siècle reste campée sur les thèmes de prédilection du siècle passé. Et quand elle ne se consacre pas à développer ces tropes technophiles, la fiction d’anticipation contemporaine s’évertue à produire des visions dystopiques, s’apparentant moins à des imaginaires qu’a de probables réalités, et que peu d’humains qualifieraient de désirables… Pire, l’abondance de fictions apocalyptiques, dont les thèmes inlassablement réitérés illustrant avec précision un monde où la vie humaine est définitivement privée de liberté, à la merci des technologies de surveillance, des robots tueurs, ou esclaves de monde virtuels, tendent à banaliser le propos et même les dangers, au point d’habituer l’opinion qui de fait ne s’engage pas à questionner leur mise en place dans la réalité. Notre rapport aux algorithmes en est une bonne illustration, nous entrons de fait dans le second âge de la machine, où celle-ci s’adresse à nous en langage naturel et non en code binaire. Les assistants vocaux en sont un exemple distribué. La machine assiste-t-elle seulement ? Non, dans les fictions, elle discute souvent, parfois fait preuve d’humour, et, dans bien des cas décide. Quoi de plus naturel alors, aujourd’hui, que d’accepter cette agentivité de la machine, sans douter ni se prémunir des dérives, des dysfonctionnements, des dangers pour nos libertés individuelles ou des risques pour la dégradation future de nos rapports humains ?

Ici se pose alors une question fondamentale, qui résume à lui seul le but de cette démarche : Sommes- nous capables d’imaginer un monde de demain désirable, idéal et hors de danger selon les critères de notre époque ? Le début du XXe siècle ne nous a-t-il pas donné le mode d’emploi, n’a-t-il pas à merveille réussi ce que nous ne parvenons pas à engendrer aujourd’hui, à savoir de nouveaux imaginaires ?

La panne des imaginaires

Wall E – Réalisé par Andrew Stanton, 2008

Le XXIe siècle fait face à de nouveaux dangers que sont les dérèglements climatiques, les migrations massives, la pollution, la disparition des écosystèmes vitaux à l’homme et à la planète. À la différence des dangers connus jusqu’à ce jour, les terriens font face à des problématiques dont aucun remède, aucune loi ni aucun pouvoir ne sauraient eux seuls arrêter. Une prise de conscience collective et massive, suivie d’actions globales et radicales pourraient permettre de ne pas foncer tête baissée dans une catastrophe annoncée. Mais à ce jour, l’élan nécessaire n’est pas à la hauteur des enjeux. Les pétitions, les manifestations, les blocages et les actions aussi honnêtes soient-ils ne suffisent pas à changer massivement les mentalités d’une humanité trop prudemment attachée aux croyances dont elle a hérité. La panne des imaginaires, c’est à dire notre incapacité collective à nous projeter dans l’avenir par la créativité, l’inventivité, semble laisser place à une sidération généralisée.

Pourtant, ce que nous apprend l’histoire, c’est que seule une monumentale production d’imaginaire, universellement désirable et suffisamment diffusée pour atteindre toute la diversité sociale, pourrait changer notre destinée. Si nous nous rapportons aux succès du siècle dernier, nous constaterons aisément que la clef du succès reposait sur l’alignement des composants essentiels de notre société : la production, les technologies, la science, la politique et la création. Anticiper l’avenir en omettant l’un de ces ingrédients ne mènerait à aucun résultat probant. C’est ce qui rend l’exercice compliqué, voire impossible tant le changement en simultané de ces secteurs d’activité serait complexe à programmer. Cependant, l’avantage des imaginaires, c’est qu’ils n’ont pas pour vocation à se réaliser dans l’immédiat. Leur rôle, au contraire, est d’inspirer, de se laisser désirer, de créer des vocations et alors seulement, des actions qui s’imposent dans la réalité.

Des imaginaires désirables

Avatar – Réalisé par James Cameron, 2009

« Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extra-terrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée. Peut-être. »

Ursula K.Le Guin

D’autres visions du futur existent, à même de mettre à profit la force performative des récits pour ré- enchanter nos modes d’existence. De nombreux penseurs en philosophie, en sciences humaines et en cultural studies posent le décentrement du regard comme méthode de recherche : le pistage comme méthode philosophique pour Baptiste Morizot qui, en s’intérressant aux usages des meutes de loups, essaie de développer nos interelations avec les vivants non- humains ; dénaturalisation des liens de parenté et de liens biologiques intra-espèces chez Donna Harraway qui manifeste pour la prise en compte de l’importance des relations avec les espèces compagnes ; atterrissage dans la zone critique chez Bruno Latour qui dessine une voie de progrès en créant des synergies dans son terrain de vie, redonnant un nouveau sens au territoire autour de la notion d’engendrement. Dans le monde de la littérature, certains auteurs de science- fiction, tel que Octavia Butler, Nnedi Okorafor ou Brian Aldis décentrent le regard d’une technologie force de progrès pour questionner la relation à la terre, au temps et aux autres formes de vivants comme trajectoire du futur. Une brèche s’est aussi ouverte dans le monde industriel, soucieux de réinventer son modèle avant qu’il ne soit obsolète, pour qu’il puisse faire face aux enjeux son époque, à commencer par l’écologie.

Le design à l’assaut de la panne des imaginaires

Le design est né pour s’investir aux cotés des industriels, des scientifiques et des experts de tous bords, dans la réinvention du quotidien et la projection des usages en devenir ; notre engagement dans l’incarnation de futurs désirables est donc naturel et indéniable, à l’image de ce qu’il a pu être au siècle passé. L’usage des champs narratifs et fictionnels, comme outils d’extrapolation reste lui aussi, à notre époque, indispensable pour penser le monde de demain. La convergence d’ambition entre les différents secteurs de l’innovation, qui a su créé un élan sans précédent de productivité grâce à l’instauration d’une croyance sans faille dans les technologies, est certes révolue.

D’autres enjeux attendent le monde, qui feront revoir la place et le sens donné à la consommation de biens, aux rôles des technologies, aux partages des richesses et des ressources, aux applications scientifiques. Il n’est néanmoins pas interdit de réadapter une méthode qui a porté ses fruits, en créant des imaginaires qui correspondent à notre époque et en réinventant des récits qui les incarnent.

Sens-Fiction a été créé dans cette volonté : retrouver cet esprit collectif et visionnaire qui autrefois réunissait industriels, entrepreneurs, ingénieurs, créateurs et penseurs, pour imaginer des futurs qui donnent envie. De ces récits populaires des années 1930, 1950 ou 1960, naquirent des vocations, des destinées, et une forte croyance en l’avenir indispensable pour fédérer une société. Les limites de cette croyance dogmatique sont connues, il n’en demeure pas moins sa force performative sur nos modes de vie. Bref, il est grand temps que d’autres forces soient avec nous !

SENS- FICTION : 5 thématiques exploratoires de fiction pour donner un sens à nos usages

Le Bureau des usages est une entité du studio créée il y a trois ans pour accompagner, comme son nom l’indique, l’exploration des nouvelles pratiques, qui, à court ou moyen terme, transformeront nos habitudes de consommation, de travail, d’habitat ou encore l’interaction avec notre environnement. L’usage de la fiction s’est avéré rapidement indispensable pour projeter des scénarios et convaincre nos inter- locuteurs de la viabilité de nos propositions, à un stade bien trop prospectif pour être éprouvé réellement. L’activité BU s’est diversifiée rapidement dans les secteurs de l’hôtellerie, du travail, de la restauration ou des nouveaux concepts immobiliers mixant une diversité d’usages et de temporalités. Il apporte un point de vue jusqu’alors inexistant au sein de l’écosystème des projets : une expertise sur l’évolution des attentes et des usages qui, en quelques années, ont irrémédiablement transformé la manière de penser l’espace et les objets qui nous entourent. Depuis un an, nous avons choisi de mener une réflexion sur le rôle des imaginaires dans l’émergence des innovations qui transforment nos vies. La conviction que le moment était venu de participer plus activement encore à l’élaboration de nouveaux récits d’anticipation, s’est renforcée. Il s’agit d’incarner autant que possible des situations, des environnements, des moments du quotidien qui préfigurent les années à venir, telles que l’on souhaiterait les vivre. Il s’agit enfin de questionner au travers de ces projections, le rôle du design dans l’écosystème de production des futurs. L’espoir est également celui de réunir un cercle de contributeurs (scientifiques, écrivains, réalisateurs, penseurs, etc…) toujours plus nombreux et désireux de décrire les à-venir.

5 territoires pour ces anticipations par le design ont émergé comme des évidences et constituent à présent notre trame de réflexion. 5 thématiques d’exploration donc qui convoquent, selon nous, des façons d’être au monde à la fois résilientes et inspirantes et qui, pourtant, sont absentes des imaginaires les plus diffusés.